vendredi 2 avril 2010

Comédie et eau de citron

Je me suis installée à la terrasse d’un café parisien, j’ose profiter du soleil renaissant. Je fume. Première cigarette du printemps. Paris… Chaque petite vaguelette de la Seine semble briller d’une lumière pure, dorée, pareil à la croûte d’une tarte aux pommes. Les passants se dépêchent, le monde semble pressé. De quoi ? Pourquoi croit-on que la vie court plus vite que soit, que l’on se doit de la rattraper ? J’ai tellement attendu ce jour, fin de la Mort dirigée par le temps, l’hiver, où je pourrais enfin me sentir sereine, les bras nus, les yeux protégés par des immenses verres opaques, un chapeau posé sur ma tête. Le jour où je savourerais une eau de citron, une cigarette, en regardant les gens marcher de pas lourds, poids de la société. Le jour où je connaîtrais les premières inspirations printanières…

Ce qui s’élève devant moi est la Beauté par excellence. L’intelligence qui l’a imaginée, les sciences qui l’ont réfléchis, et les mains qui l’ont façonnées, ne peuvent qu’être sources d’admiration. Je côtoie la Comédie Française de quelques rangées de voitures, parasites brisant mon paysage et que mon esprit tente de faire disparaître. Je ne sais pourquoi je la trouve si belle, alors qu’on a su fonder dans la capitale des monuments de richesse et d’ornements bien plus majestueux. Je la trouve vivante. Elle m’apparaît comme un reflet de la vie, de la société, parce qu’en elle, milles et une pièces ont été jouées, milles et un comédien en a foulé les marches, des plus connus, des Hommes d’il y a des siècles qui renaissent dans les vers de leurs personnages remodelés au temps d’aujourd’hui, jouant une vie qui n’est jamais la mienne.

Je suis allée voir une vieille pièce de Corneille aujourd’hui. Seule. Je préfère. Ainsi, plus rien ne me rattache à la réalité, je me fonds dans la comédie comme si j’y jouais, comme si j’y vivais. Lorsque je quitte cette salle, la salle Richelieu, je me sens confiante, heureuse, comme si j’avais été regardée, écoutée : les gestes amples et exagérés des comédiens, leur voix tonitruante tout en étant douce et mélodieuse, leurs costumes et leur environnement, tout cela fait travailler mon imagination pour m’imprégner de la poésie, jusqu’à me sentir dramaturge et poète moi-même, et je crois parfois pour moi les applaudissements finals. Comme à chaque fois, j’ai quitté mon siège magenta pour adopter un sourire enthousiaste accouché par des acteurs se donnant pour moi. Tout du moins est-ce l’impression que j’ai eue et que je ne cesse d’avoir. Se sentir importante, avoir la sensation d’exister et que l’on nous ait remercié de cela par une représentation… Sentiment décuplé à chaque eau de citron que je sirote après une pièce. Cette boisson prolonge un plaisir culturel, et m’aide à réfléchir. Voilà pourquoi je ne suis jamais allée, depuis mes seize ans de vie, au cinéma. Mes parents ne m’y ont pas habitués ; j’ai préféré connaître la magie du spectacle, de la comédie devant moi, de la réalité ou du mensonge juste bien interprété, plutôt qu’une succession d’images trafiquées, d’acteurs surpayés grâce à nos entrées dans des salles obscures dénuées de toute beauté et de nos billets échangés contre un disque répétant toujours les mêmes films, les mêmes séquences. Pour moi, le monde du cinéma est un mensonge, une hypocrisie, qui s’étend au même degré que la liste de sois disant acteurs qui le peuplent. Les comédiens me paraissent tellement meilleurs, tellement plus vrais…

J’ai eu aujourd’hui une sensation que je ne connaissais pas, alors que L’illusion comique est une pièce que je me suis déjà fait le plaisir, non ! je dirais même : la jouissance, d’avoir vu plusieurs fois, mise en scène différemment. J’étais irrémédiablement absorbée par le jeu, quand je me suis rendue compte que son auteur, mort depuis des dizaines et des dizaines d’années, ne l’imaginait sans doute pas interpréter de cette manière lorsqu’il l’avait écrit. J’ai eu le sentiment que les acteurs ressuscitaient Corneille à chaque vers. A chaque rime, je comprenais mieux ce qu’il avait voulu dire, ce qu’il avait voulu critiquer, le message qu’il avait voulu faire passer. Avec le recul, je suis maintenant capable de lister toutes les pièces que j’ai pu voir, j’ai pu m’y replonger (en commandant plusieurs eaux de citron), et réaliser quelque chose qui m’a fait comprendre mon amour pour le théâtre : chaque dramaturge a voulu critiquer, ou faire remarquer, un fait social, collectif ou propre à chacun (ici : la sévérité, la culpabilisation, l’amour entre père et fils, l’illusion, la naïveté employée face au dernier espoir…), et chaque metteur en scène, d’une manière ou d’une autre, fait revivre par un jeu l’auteur des idées qu’ils se sentent incapable de formuler. Et cela n’est possible que lorsque l’illusion, s’il y a lieu, est devant soi.

Photo : Le café de Flore - Jeanloup Sieff