dimanche 15 mai 2011

On Top

Je m’étais rendue compte que ma vie était une frustration. Je revenais de plus en plus souvent, cachée. Je ne voulais d’aucune façon retrouver tous ces pilotes, eux qui m’avaient fait rêver et rire. Je ne voulais pas que quiconque puisse me demander où étais je passer, ce qu’il m’était arriver. Je n’avais pas d’excuse. Je me retrouvais avec moi-même souvent et en cherchais, mais mes pensées n’aboutissaient qu’au néant. Je ne savais pas pourquoi, je retournais ma vie pour y chercher des réponses. Mais le luxe des grands restaurants, les caprices de mes enfants, l’incompréhension de l’homme, rien n’était plus important que le rêve de liberté à ces moments où je m’asseyais sur l’herbe sèche volant au gré des hélicoptères, fixant avec mélancolie et plaisir à la fois ces oiseaux magnifiques décollant vers l’Ailleurs ou atterrissant heureux, en un kiss sensuel.

Le temps avait pris le pas sur moi-même, et j’avais oublié qui j’étais. Cette personne là, je l’avais d’abord mise de côté, et puis je l’avais enfouie, loin. Je la pensais oubliée pour toujours et la première fois me revint. Alors je revenais et m’asseyais là, encore, jusqu’à ce que je pousse la porte : toujours la même porte en bois foncé, rustique, munie de long barreaux parallèles se rejoignant en terme d’amour. L’odeur de tabac m’envahie, celle de kérosène ensuite, et je souris. Ce sourire, il me semblait ne jamais l’avoir eu sur mes lèvres. Il était apparu en sauveur, tout comme la poignée de main de cet ancien camarade, qui me regardait dans les yeux, heureux, avec cet air qu’ont les pilotes d’aller au bout d’eux-mêmes, de se rendre compte que la vie, ce n’est que ça. Ce n’est que décider de partir, de s’avancer vers son avion avec son sac sur l’épaule, le carnet de route et les clefs sous un bras, son casque sous l’autre. Ce n’est que caresser son avion comme on ne caressera jamais personne. C’est la Passion même, insouciante et inconsciente.

On ne me posa pas de question. On me proposa seulement de recommencer. Alors je recommençais. Tout. La visité médicale, la formation, l’examen théorique, l’examen pratique. Et après des années de silence, les tours du moteur était une de ces musiques que l’on écoute le soir penché à sa fenêtre, à regarder le monde. Le ciel. J’étais heureuse, comprise par ce monde, mais pas par celui qui avait été le miens trop longtemps. Je m’approchais de mon avion et j’avais envie de lui, des sensations qu’il me faisait ressentir. Je le regardais, le touchais comme si il faisait partie de moi, et ce décollage était une euphorie, la première ligne d’un toxico après plusieurs longues semaines d’abstinence.

Je comprenais enfin. Mon bonheur se contentait de ça. D’un vol. De la liberté, de la fierté, de la domination. De la beauté d’un virage symétrique suite à une montée initiale des plus parfaites, d’airs répétés à voix haute pour se les approprier, d’un atterrissage sur un terrain éloigné entre les quatre éléments : le feu de l’allégresse, l’eau coulant derrière la piste, le désir de l’air, et la terre, l’odeur de barbecue, le silence et les cigales dans les champs. Un briefing de vie. « Nous allons décoller de Lognes en piste 26. Puissance minimale pour le décollage 2250 tours, vitesse rotation 110km/h, vitesse montée initiale 135, puis 150. A 1500ft QNH pour une verticale et un transit Moret. En cas de panne moteur après décollage, vitesse 135km/h droit devant, virage 30° d’inclinaison. »

C’était un dimanche. Je partais. La pudeur d’un petit HR200 ne me contentait plus, les locaux non plus. Je voulais m’en aller, j’en fantasmais. Je suivais la météo précisément depuis trois jours, je regardais le ciel, envieuse des pilotes survolant mon quotidien, moqueurs. Abbeville, Piper, CAVOK. Je n’étais pas seule : il y avait avec moi l’excitation même, et il y avait ceux qui étaient pour moi des Grands. Connaisseurs, passionnés, sûrs d’eux. Eux qui avaient su que la passion devait rester plus forte que tout. Dans un des plus bel avion du monde, pour ses courbes, sa puissance. C’était la souplesse, la légèreté, et la finesse. Une perfection parmi les autres de ce monde. Abbeville, LFOI, nous attendait, un ciel bleu un peu tâché de blanc par moments, l’attirance du soleil, et le sol qui s’éloigne, et qui devient un paysage magnifique qui le sera toujours, mais dont nous seul avons la possession.

Je me souviens avoir eu froid et avoir caché mes mains sous mes cuisses, mais ces frissons étaient dus au plaisir : je fixais l’au-delà par la verrière un peu poussiéreuse, sans jamais m’en réveiller, je regardais la carte, ces lignes droites, ces cercles, ces points de couleur, tous ces symboles qui me confiaient le secret du ciel. Je regardais les instruments, je regardais mes co-pilotes, nous étions en passionnés, en élitistes parce que fou de ça. Nous nous retrouvions là haut, à 7500ft, puis autour d’une table, au sol, à discuter, entres expériences et aventures, à rire, à espionner les secrets dissimulés derrière les portes des hangars, lui et moi à faire de notre avenir un pur fantasme. Je le voulais. Tout avait changé, tout était clair, enfin. Cette vie ne m’avait pas convenue, ce n’étais pas cette habitude que je voulais. Je ne désirais rien d’autre que vol et frustration, assise à ma fenêtre la nuit, regardant les lumières des avions de ligne, respirant l’air et souriant, seule sous les étoiles. Ensemble nous parlions de l’incompréhension, du néant infini entre soi et l’autre, et mon cœur se serrait de l’avoir creusé, d’avoir plongé dans le vide.

Et puis nous nous sommes retrouvés tous là haut, flirtant avec les nuages, les narguant par notre dictature. Je pilotais ce miracle, nageais sur cette couche de coton, plus haut que tout, plus haut que le monde et la vie, en dehors de tout cela, loin, très loin, infiniment loin, et je voyais l’opacité se confondre en des filaments de barbapapa blanchie, tombant vers la terre, doucement et rageusement. Les nuages finissaient par nous surplomber, une descente vertigineuse, et les maisons, les champs, les routes et les rivières, devenaient jouets, un jeu de société que nous regardions rieurs, avant de devenir pions nous aussi. Je me sentais aux commandes d’un Airbus, descendant en finale, près à se poser à Charles de Gaulle, à saluer ses passagers et à leur souhaiter un bon voyage, en se sentant fier et satisfait.

Le temps d’un vol est un bonbon à sucer précautionneusement, un peu piquant lorsque on le pose sur la langue, doux par la suite, et craquant dans ses dernières notes, flambant dans l’incroyable. Le temps d’un vol ne compte pas, il paraît long et trop court à la fois, et toujours, le ciel nous manque. A peine les trains d’atterrissages touchent la piste que l’on désire repartir. Mais nous restons là, en bas, nous descendons de l’avion en souriant, avec des étoiles dans les yeux et le cœur prêt à exploser, et nous savons seulement dire que nous n’oublierons jamais cela. Nous restons debout au bord de la piste, à regarder, à écouter, à discuter et à rire, et c’est un peu de bonheur vécu qui transpire de celui des autres et des mots.