mercredi 5 mai 2010

Cinéma théâtral

Le 12 décembre 2009

M. Charles,

Cela doit faire maintenant trente ans que nous nous sommes rencontrés. J’ignore si vous vous souvenez de ce jour joyeux, qui illuminait le froid de décembre de discours et de sourires. Ma troupe jouait alors pour la première fois, une pièce bien connue de l’époque, et les applaudissement couraient de mains en mains, et dés que des paumes brûlaient et qu’un clappement cessait, un autre couvrait le manque, d’une tonalité plus forte. Je me souviens encore, saluant sur scène, avoir vu une silhouette s’éclipser, et je m’étais dis alors que ceci était gonflé. Plus tard, vous m’avouerez qu’il s’agissait de vous-même. A la sortie des artistes, sous un parapluie couvert de neige virevoltante comme le rêvent les enfants le soir de Noël, vous m’attendiez. Vous m’avez présenté une main brûlante, couverte d’un gant en velours portant des initiales de marque. Je su dés lors à qui j’avais à faire. Il y a trente ans, on ne connaissait pas votre visage, mais uniquement ces deux morceaux de peau couverte de tissus de luxe. Je vous ai tendu la mienne, et, en vous regardant droit dans les yeux puisque vous souteniez mon regard, j’avais honte, et mes mains devenaient moignons. Sans un mot, vous vous êtes tourné, et avez avancé. Sans un mot, je vous ai suivi dans ce café. Là, un sourire s’est enfin dessiné au bord de ce visage redoutable, et s’en ai suivi une puissante mélopée de félicitations et de sentiments. Je me rapetissait au fond de mon siège en cuir, et vous grandissiez pourtant dans mon cœur et dans mon esprit grâce à vos compliments simples et sans détournements. Puis, vous vous êtes levé brusquement, avez posé votre main pour une première fois dénudée sur mon épaule, et m’avez juré : « Vous deviendrez grand. »

Je le suis aujourd’hui. Hélas, je me meurs. Vous vous en doutez sans doute : je me battrais jusqu’à la fin, jusqu’à mon dernier souffle : plutôt mourir d’épuisement que de cette congestion pulmonaire qui ne cesse de me tuer. Je ne volerais pas la mort de Molière. Cependant, j’ai une dernière bataille à accomplir, et je me moque qu’elle soit fatidique.

Depuis 1965, depuis George Wilson au Théâtre National Populaire, la magnificence de L’illusion Comique n’a cessé d’être adaptée et réadaptée, par des metteurs en scène plus ou moins talentueux. Je n’affirme pas l’être. Ma dernière volonté ne l’est pas. Seulement : de toutes les pièces que j’ai eu le loisir de voir durant mes trente ans de carrière et de toutes celles que j’ai pu admirer quand j’étais encore un jeune homme bien naïf, je n’ai jamais trouvé de Corneille mise en scène satisfaisante. Et pourtant au jour d’aujourd’hui, où les plaisirs futiles cinématographiques et télévisuels sont devenus des satisfactions d’avantage côtoyés que la science théâtrale, il me semble que l’œuvre de cet Immense Dramaturge qu’est Corneille mériterait une place d’honneur sur les programmations des plus grandes salles de théâtre. Je suis certain qu’en l’écrivant, il savait déjà que sa pièce serait toujours d’actualité quatre siècles plus tard, et que nous solliciterons même son aide. En effet, je pense que nous avons besoin du rapport à l’image qu’il démontre dans L’illusion comique aujourd’hui ; parce que les rires bourgeois m’ont lassés, parce que j’en veux enfantins, j’en veux incompréhensifs, j’en veux curieux, je veux voir n’importe qui dans les salles obscures à chacune de mes représentations. J’ai l’envie « pré-mortem » de faire partager la jouissance morale que procure le théâtre. Je pense que trop de jeunes, et la maladie atteint les plus âgés au fur et à mesure, ne comprennent pas ce qu’est la comédie. Or, s’il y a une seule et unique pièce la présentant, il s’agit de celle-là.

Alors, je veux ce que je n’aime pas (et je ne l’aime pas parce que je ne sais pas le faire). Je veux du cinéma. Je veux transformer cette pièce en film grand public. Vous me détester à présent, je le devine. Tous vos espoirs fondés en moi se trouvent disloqués par cette simple phrase. Mais, oui, c’est ce que je souhaite : moderniser le baroque. Et pour ce faire, je choisis une panoplie d’acteur de la Croisette, je choisis des costumes de M. Karl Lagerfeld, je choisis des décors par M. Bernard Péault, chef décorateur pour le cinéma, mais pour directeur de tous ces individus pour qui je ne porte absolument rien, et surtout pas de l’admiration, je choisis Corneille. Exactement. Tout cela est très précis, calculé. Et tout a été pesé et mesuré. Je ne cherche pas à vous plaire une dernière fois. Je cherche à plaire à ceux que toute cette entreprise n’a jamais intéressée. Alors : nous ne garderons de Corneille seulement sa poésie. Je ne souhaite rien y changer, et garder ses vers mot pour mot, trait pour trait. Mais transformer chaque décors et chaque costumes tous passés en revue maintenant : la grotte d’Alcandre deviendrait salon obscur de magie noire, une énorme image serait projetée sur le rideau de scène, puis il se soulèverait, lourd et menaçant, et s’ouvrirait sur la même scène, véritable, un café de banlieue ! Matamore et Clindor discutent devant un alcool fort, deux tables plus loin, Isabelle et Adraste sirotent un thé ! Puis, il s’agit de banc de lycée, de collège de bureau ! Chacun est vêtu d’un ornement différent, Isabelle et Clindor seuls porte une toilette d’époque, afin de les remarquer aisément, de leur donner une ampleur plus conséquente, Lyse un costume d’homme, Matamore une panoplie de Casque Bleu ! Et mes acteurs ne seront pas comédiens, mes acteurs se croiront encore face à une caméra, mes acteurs oublieront un peu le public face à eux ! Je les trierais sur le volet ! Ils seront déjà reconnus !

Mais voilà que je m’emporte… On me l’a dit : je meurs. Mais je ne peux pas partir avec ce souvenir là, celui que le théâtre reste un divertissement bourgeois. J’aimerais que chacun puisse se rendre compte qu’il peut y trouver un bonheur épuré, que les orphelins y trouvent une nouvelle famille, les junkies une nouvelle drogue, les amoureux une nouvelle passion, les dépressifs une nouvelle raison, les retraités une nouvelle occupation, les pauvres un plaisir, les cadres un nouveau patron… Oui. A partir de là, le théâtre veillera sur eux comme le Saint Patron de leur vie, ou alors, de leur bonheur, comme il l’a fait tout le long de ma bien belle existence…

Marc.